L’histoire politique africaine s’écrit continuellement en pointillés. Il en est
ainsi depuis l’ère des indépendances, dans les années 60, jusqu’à nos jours.
Entre instabilité chronique interne et ingérence extérieure, le continent
peine à inventer des modèles adaptés à ses réalités et capables de répondre
efficacement aux nombreux défis qui entravent sa quête légitime de
progrès. Dans ce long fleuve impétueux de sa longue histoire, faite de
destructions et de recompositions de ses peuples, d’alliances qui se font et
se défont, d’États aux frontières mouvantes, depuis le Wagadou il y a plus
de 15 siècles, trois pays du Sahel (le Burkina Faso, le Mali et le Niger) ont
décidé de prendre une nouvelle direction au plan politique, en rupture
totale avec les traditions en usage et les partenariats diplomatiques
historiques en vigueur depuis la colonisation et les Indépendances des post-
colonies de 1960. Leur volonté de conjuguer leurs efforts économiques et
régaliens afin d’ériger une Confédération suscite une levée de bouclier au
sein de l’establishment des anciennes puissances coloniales d’Occident et
leurs relais institutionnels et médiatiques internationaux. Et pour cause !
Leur projet d’intégration politique est en complet déphasage avec ‘’l’ordre
mondial’’. Par leur attitude cavalière, ces pays se posent ainsi en chantre
de la désoccidentalisation sur le continent africain.
La dynamique africaine
La désoccidentalisation pourrait se définir comme le rétrécissement progressif,
à l’échelle planétaire, des normes institutionnelles et économiques, des valeurs
ainsi que des modes de vie et des traits culturels hérités du modèle occidental,
répandu par son expansionnisme suprémaciste. Le mouvement qui se
revendique à rebours du legs colonial du système occidental en Afrique est une
contestation protéiforme qui ambitionne, par exemple, de redonner vie à des
formes anciennes de gouvernance ou à créer des modèles alternatifs pour, à
terme, gommer ceux imposés par l’impérialisme. Il ne s’agit pas, comme
voudraient faire croire certains penseurs, d’une somme d’actions isolées, mais
bel et bien d’un mouvement politique pensé, articulé et mis en œuvre par des
acteurs, certes géographiquement éparpillés, mais mus par un intérêt commun :
le retrait du legs sociétal occidental et son remplacement par des cadres
endogènes, censés mieux répondre aux aspirations des peuples.
Il faut dire qu’en soi, cette volonté des anciennes colonies de s’affranchir de
l’hégémonie extérieure n’est pas nouvelle. Elle était déjà en germes après la
Deuxième Guerre Mondiale dans l’idéologie prônée par le mouvement des
non-alignés. En Afrique, on la retrouve sous la plume du Ghanéen Kwame
Nkrumah ou dans les actions politiques du Togolais Sylvanus Olympio, ou du
Nigérien Djibo Bakary, par exemple. Tous militaient pour une indépendance
animée par une franche volonté de mettre fin aux manœuvres de domination de
l’ancienne puissance tutélaire. Et cette rupture qu’ils appelaient de leurs vœux
se voulait systémique, c’est-à-dire dépassant largement le simple cadre
discursif pour apporter des changements réels au triple plan politique,
économique et culturel. En outre, ils la voulaient adossée à l’idée, d’une part,
que les actes posés par l’Occident dans ses anciennes colonies sont
systématiquement à contre-courant des valeurs qu’il prône, clame, proclame et
déclame dans ses médias et les Institutions à sa solde, et, d’autre part, que le
système colonial n’est efficace que lorsqu’il est arrimé à un réseau de relais
institutionnels et d’acteurs au niveau local qui défendent sa vision et ses
intérêts ; ce qui, évidemment, ne peut se faire qu’au détriment du bien-être des
peuples des anciennes colonies. Ainsi, devant un constat aussi implacable, les
États-Nations embryonnaires se retrouvent désormais face à une responsabilité
historique : celle de s’approprier leurs propres réalités et d’inventer leurs
propres solutions. C’est le minimum auquel ils puissent aspirer après près de 65
ans d’observation d’un monde impitoyable qui a été érigé sans eux, et
probablement contre eux. Ils savent que, maintenant, il est temps de quitter le
bateau des discours convenus, de la prospérité fictive pour enfin accéder à la
souveraineté réelle. Et pour enfin prendre son envol, transcender les flatteries et
les critiques des autres peuples, cesser de n’exister que dans leurs regards et à
l’ombre de leur condescendance, il faut rompre. Mais les conditions
contractuelles avec l’ancien ogre-partenaire sont un corset juridique dont on ne
sort pas sans lutte : c’est la bataille engagée par l’AES aujourd’hui, une bataille
pour sa souveraineté, sa sécurité et sa stabilité, qui sont les fondements
préalables à la (re) construction de tout État, soucieux d’offrir à sa population
un bien-être social dans l’espace sociopolitique et économique dans lequel elle
évolue.
L’exception sahélienne
Lorsque l’on parle du Sahel, on fait référence à la bande qui ceinture le
continent africain sur toute sa largeur, de Dakar à Djibouti. Le vocable ‘’Sahel’’
est aujourd’hui l’un des plus utilisés par les analystes en géopolitique ; et pas
toujours pour le meilleur. Dans les médias, éditorialistes, politiques, penseurs et
activistes de tous acabits rappellent à l’envi le contexte difficile et l’équilibre
précaire qui caractérisent cette zone géographique, géopolitique et hautement
stratégique. Objet de toutes les attentions, cette zone concentre des richesses
insoupçonnées et cristallise les espoirs d’acteurs aux intérêts le plus souvent
antagonistes. Les grandes puissances et leurs multinationales s’y bousculent
pendant que les groupes « terroristes » (ou mercenaires protéiformes (c’est
selon) ) en ont fait leur terrain de prédilection. Pour les premières, il s’agit de
faire main-basse sur les ressources minières, indispensables à leur appétit
hégémonique, tandis que les seconds tentent d’y mener des projets politiques
présentés comme alternatifs mais, en réalité, un corpus idéologique raide,
austère, anachronique, traditionaliste et chaotique, à relents sulfureux et
religieux. Dans les deux cas, l’Afrique ne sert que de sommier à ces goinfres ou
de fumier à engraisser ces barbaries portées par un arsenal aussi sophistiqué
que mortifère.
C’est pourtant dans cette région, qui a tout d’un no man’s land, qu’est en train
de s’écrire une page d’histoire révolutionnaire ! Le Burkina-Faso, le Mali et le
Niger sont en train d’opérer un revirement spectaculaire, qui a pris tout le
monde de court. A eux trois, ils sont devenus une épine dans le pied des
institutions internationales. Dirigé chacun par un régime d’exception, ils se sont
regroupés au sein de l’AES (Alliance des États du Sahel), qu’ils ont créée en
prélude à leur départ de la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest
(CEDEAO) ; départ qui a, depuis lors, été acté. Ces remous générés par trois
États considérés – à tort, sans doute - comme fragiles seraient restés
épiphénomène s’ils s’étaient simplement limités à un changement
inconstitutionnel de régime. Le problème, c’est que la dynamique qui en a
découlé dépasse tous les pronostics, y compris ceux émanant des supposés plus
grands spécialistes. Sous l’œil médusé des observateurs de la scène politique
mondiale, ils sont progressivement en train de détricoter les fondements sur
lesquels se sont solidement fixées les relations entre l’Afrique Noire et le
monde occidental au sortir des deux Grandes Guerres. Et tout porte à croire que
ce mouvement continuera à prendre de l’ampleur.
En effet, il est indéniable que le sursaut révolutionnaire créé dans la foulée de
l’AES est en train de faire tache d’huile dans les opinions publiques africaines.
Pour une fois, on voit naître sur le continent des stratégies organiques visant à
dynamiter tous les cadres de référence existants au plan politique, économique
et social. L’Occident veut continuer à croire qu’il s’agit d’une réaction
épidermique dont les effets seront passagers, soit d’une entreprise téléguidée de
l’extérieur. Ils y voient ainsi la main invisible de la Russie, de la Chine et de
l’Iran. Cette vision n’est que partiellement vraie car en regardant de plus près
ce qui est en cours actuellement, on se rend compte qu’il s’agit d’un
mouvement de fond, porté par de véritables envies de changement et par des
stratégies bien élaborées. En outre, grâce aux réseaux sociaux, on a assisté à
l’éclosion d’une conscience politique au sein de la jeunesse africaine, laquelle
aspire aujourd’hui à vivre libre et à bénéficier pleinement de ses richesses, et
qui le fait savoir. Ainsi, à la défiance grandissante vis-à-vis du modèle
occidental, vient s’ajouter une colère exprimée sans complexe.
Le désamour du Sahel pour l’occident n’est donc pas un écran de fumée, mais
bien un véritable tournant. A l’évidence ces trois États parmi ‘’les plus pauvres
de la planète’’ sont en train de rebattre les cartes géopolitiques à un niveau
impressionnant. Ils semblent bénéficier du soutien massif (à tout le moins,
passif) de leurs populations, au nom desquelles ils jurent parler. Réduites à un
silence forcé par leurs oppresseurs internes et externes depuis des décennies,
ces dernières n’acceptent plus de subir stoïquement l’exploitation sauvage de
leurs mines, la partition de leurs terres et les tueries en masse de leurs enfants.
Elles ne conçoivent plus que les voix de leurs leaders sonnent comme des
fanfaronnades incapables de convaincre grand monde, lorsqu’elles ne sont pas
diluées dans des discours convenus et répulsifs. Ces dernières années,
l’enchevêtrement des enjeux liés au Sahel s’est davantage complexifié, de
même que les appétits qu’aiguise cette portion d’Afrique vouée à des formes
extrêmes de prédation ; tant et si bien que les positions se sont durcies, voire
radicalisées.
Nous faisons le pari que dans les prochains mois, de nouveaux pays se
rapprocheront de l’AES. Et au vu de l’évolution actuelle des choses, les
positions des occidentaux continueront d’osciller entre le déni, le mépris ou la
persistance. Aucun indice ne permet de présager un changement salutaire de
braquet, ce qui est une mauvaise nouvelle pour ceux qui aspirent à la paix et au
vivre-ensemble.
コメント